Lettre ouverte à monsieur Stanley Hoffmann

Lettre ouverte à monsieur Stanley Hoffmann
« L’ESCROQUERIE D’ENVERGURE PLANETAIRE », LES MENSONGES D’ENGELS ET DE ROMAIN ROLLAND
A Monsieur Stanley HOFFMANN, Directeur du Center for European Studies, Harvard University, USA Cher collègue,
"C'est une grave erreur d'attribuer de l'importance à Pierre Leroux". Georges Sorel disait cela en 1906, et Romain Rolland associait son nom à celui de Péguy. Il a trompé ainsi les deux maîtres du roman européen, Marcel Proust et Thomas Mann. Détrompé en 1914, Proust s'est joint à "Péguy néo-catholique"[2]. Détrompé en 1944, Thomas Mann a dénoncé Sorel comme "précurseur de Hitler". Trompé par la correspondance Marx-Engels[3], Sorel croyait qu'en 1845 la fondation des Fraternal Democrats s'était faite à leur "initiative"[4]. Récemment traduits par Salvo Mastellone[5] et par Lucien Calvié[6], les témoignages de Giuseppe Mazzini et d' Arnold Ruge apportent enfin la vérité.

1. Démocratie représentative et Kommunismus
"C'est dans la presse que se trouvent les Législateurs" que souhaitait Rousseau. S'abonner, c'est voter. Directeurs de Revues, Biélinski à Saint-Pétersbourg, Arnold Ruge à Dresde, Giuseppe Mazzini à Londres, Julian Harney à Manchester, et Karl Marx à Cologne étaient en 1843 les représentants élus des démocrates européens. Tous abonnés à la Revue indépendante dirigée par Pierre Leroux et Georges Sand, ils y avaient lu Les bourgeois et les prolétaires, La Révolution à Haïti, De la situation de la philosophie en Allemagne, la Protestation à Francfort des réformistes juifs, et l'annonce d'un débat sur l’hégélianisme et le socialisme. Friedrich Engels, lui, ne représente que ses amis atheisten und antichristen. Il déclare à Manchester dans le New moral World que le communisme allemand est le plus athée de tous et que Bruno Bauer est "the leader of all the joung hegelians philosopher of Germany". En voyage à Londres, Leroux s'y entretient avec Mazzini et les Chartistes de gauche, avant de les représenter en mars 1844, à Paris, à la Rencontre démocratique, "Deutsche, Russen und Franzosen zusammen"[7]. Biélinski y est représenté par Annenkov, Bakounine et Botkin, l'Allemagne francophile par Ruge et Marx, et la Revue indépendante par Louis Blanc et Victor Schoelcher[8]. Ils décident de faire connaître à leurs compatriotes leur avis sur la "question religieuse" examinée par cette réunion. Biélinski écrit la Lettre à Gogol, Ruge Patriotissmus (1844), Mazzini Pensieri sulla democrazia in Europa (1846), et en 1845, la devise "tous les hommes sont frères" est imprimée à Londres, en neuf langues, sur la carte de membre de l'Association des Fraternal Democrats ainsi que dans le Manifeste publié à Paris par La Réforme que fondent Victor Schoelcher (athée) et Louis Blanc ("religiös") et reproduit par la Revue sociale que Leroux fonde à Boussac[9]. Le premier Congrès socialiste international a donc adopté la doctrine de solidarité que De l'Humanité proclamait cinq ans plus tôt en disant : "nous ne sommes tous qu'un seul corps". A cette unanimité, la voix de Marx[10] manque encore en 1847. Relancé par Louis Blanc, il lui fait répondre par Engels: "Quant à la question religieuse, nous la considérons comme tout à fait subordonnée, comme une question qui jamais ne devrait former le prétexte d'une querelle entre les hommes du même parti". Ruge (athée), après avoir entendu Marx, avait fait part à Leroux et à son ami Heine de l'impression qu'il confiait à ses amis: "Il vous faut choisir entre Marx et moi. Son fanatisme athéiste et communiste est aussi réel que le fanatisme chrétien. Il se prétend communiste, mais il est, plus encore que Bruno Bauer, fanatique de l'égoïsme, de l'athéisme et de l'hypocrisie".
A Bad-Godesberg en 1959, à Moscou en 1990 et à Strasbourg en 1991 les Deutsche, Russen und Franzosen ont démenti et renié la légende fabriquée par Engels contre ce qu'il appelait "the mystic club" de Leroux. Il n'avait pas été invité à la Rencontre de mars 1844, et en 1846, pour combattre les "pierrelerouxistes" de la Revue sociale il prépare le meeting de Manchester, d'où sortira le Manifest der Communistischen Partei. Pour payer son voyage à Manchester et pour que Julian Harney lui confie la présidence de ce meeting, Marx demande de l'argent à Annenkof[12] et charge peut-être Engels d'en donner aux "fraternitaires" londoniens. A cela se bornent leurs relations avec les "humanitaires" maltraités dans ce trop fameux Manifest. En Angleterre, bien avant ces deux disciples de "saint Bruno"(Bauer), on connaissait l'initiateur de ce que notre ami Léonardo La Puma vient d’appeler le "projet le plus médité de démocratie représentative progressiste" [13]. A Londres, dans six articles publiés d'août 1846 à avril 1847 par le People's Journal, Mazzini exprime non seulement la pensée de "Pierre Leroux, un amico che onoro e amo", mais aussi "les idées des principaux démocrates du continent, surtout durant les dernières quatre années". Dans un commentaire lumineux, La Puma analyse les grands articles publiés par la Revue indépendante de décembre 1841 à juillet 1842, en montrant que c'était leur deuxième édition et que Mazzini les avait lus dix ans auparavant dans la Revue encyclopédique. Cette revue "républico-saint-simonienne" opposait Rousseau à Bentham, Ricardo, Fourier, disciples d' Helvétius. Avec eux, le beau nom de liberté devenait le mot d'ordre de l'oppression matérielle des classes inférieures, "chacun pour soi, et en définitive tout pour les riches, rien pour les pauvres". Avec Rousseau, la Révolution française avait inventé la démocratie religieuse, l'idée d'un ancrage de solidarité entre les électeurs et les candidats qui paraîtront "les meilleurs, les plus savants, les plus aimants, les frères aînés". Ainsi compris, le gouvernement représentatif pouvait devenir "l'instrument permanent et nécessaire du progrès et la forme perfectible mais indestructible de la société de l'avenir." Ruge avait la même référence. Il écrivait : "Pour sauver son honneur, l'Allemagne doit apprendre l'humanisme du patriotisme tel que le vivent les hommes libres. Lazare Carnot demeure le modèle de cet Humanismus". L'ancien Président de la Convention[14] avait été en 1823 l'intermédiaire entre Saint-Simon et les directeurs de la Revue encyclopédique, son fils Hippolyte et Pierre Leroux.

2. Rolland zweideutig[15]
Voici la doctrine du Mouvement socialiste : "la nouvelle ère scientifique a été inaugurée par Marx et illustrée par Proudhon, Nietzche et Bergson". Comme le marxisme dont la dialectique prend les objets dans leur devenir et dans leur périr, l’intuition mène le combat contre la représentation parlementaire. La classe ouvrière doit agir directement en tant que masse autonome sans être représentée. Car représentation ne peut être que trahison." En 1906, cette revue combat Jaurès, qui vient de publier dans son Histoire socialiste le tome où Eugène Fournière[16] écrit que "Leroux a imprégné de socialisme les plus hauts esprits de son temps". Réplique de Sorel dans Le Mouvement socialiste : "c'est une grave erreur d'attribuer de l'importance à Pierre Leroux". Et comme exemple des "balançoires" de Leroux, Sorel cite d'après Engels la question qu'il a posée à Marx : "C'est donc l'athéisme, votre religion ?"
En s'unifiant avec Guesde, Jaurès venait de faire "la synthèse des contradictoires". De même, R. Rolland unifie Péguy et Sorel dans un roman-fleuve édité aux cahiers. Jeune Allemand arrivant à Paris en 1908, Jean-Christophe découvre en même temps les deux revues sœurs. L'une lui donne un modèle, Péguy, "inflexible de logique et de volonté, passionné d'idées morales, intraitable dans sa façon de les servir". L'autre lui révèle "la vérité" : en France, la Révolution est possible. Le réformisme est bon pour l'Allemagne et l'Angleterre, où "le sublime a pris fin". L'impuissance de la Social-Démocratie est démontrée par Lénine, dans Un pas en avant, un pas en arrière. Dans leur Congrès de Londres, menchéviks et bolcheviks ont dépensé cent mille roubles en trois semaines de bavardages. A bas le parlementarisme, "les vieux routiers de la politique attirés par l'assiette au beurre, les pots de vin, les lieux de plaisir". Vive la Grève générale, "catastrophe absolue, terrifiante et irréformable", "incarnation nouvelle de Dionysos". "La mystique de l'élite qui guidait au combat les Syndicats ouvriers", voilà la vérité, qu'il faut dire à la France : "qui la dira si ce n'est moi et ce fou de Péguy ?". Le lecteur pressé croira que Péguy, quand il écrit "nous" veut dire "Rolland et moi". Il n'en est rien. En 1910, en disant : "C'est à notre montre qu'il faudra lire l'heure", Péguy pense à Bernard Lazare. Karl Jaspers n'aurait pas comparé Thomas Mann à "une montre souvent détraquée", si ce cahier[17] avait été traduit en allemand. Mais l'éditeur allemand a préféré traduire Jean-Christophe à cause de la publicité faite à ce livre en 1911 par le Grand Prix de Littérature de l'Académie Française[18]. En 1912 Péguy prie Sorel de ne plus revenir aux cahiers, et Thomas Mann le félicite : "son syndicalisme révolutionnaire était un premier pas vers la réaction, il s'est rallié au parti monarchique. Il fera le pas vers le point où, -- en France, se trouve l'Eglise catholique." Mais Sorel fait à nouveau demi-tour. En 1917, il salue Lénine comme "le plus grand théoricien du socialisme depuis Marx". Et Thomas Mann, en 1944, réunira "toute la somme de [s]on expérience en une profession de foi impitoyable contre Sorel précurseur d'Hitler".
Malheureusement, Mussolini[19] avait dit en 1931 : "Dans le grand fleuve du fascisme, vous trouverez les courants de Sorel, de Péguy et du Mouvement socialiste". Et en 1944, faux témoin lui aussi, R. Rolland écrit que Péguy "avait été entraîné vers Sorel par "une illumination mystique, le bergsonisme". On ne contredisait pas R. Rolland, Staline l'ayant proclamé "le plus grand écrivain du monde entier". On avait trop peur. Et pas seulement à Budapest, où Georg Lukacs[20] damnait aussi Proust et de Gaulle, en disant que Thomas Mann avait "parachevé le réalisme critique, c'est-à-dire la dénonciation des mythes bourgeois"[21]. On vénérait R. Rolland comme "la conscience européenne" sans savoir que dès 1929, en s'opposant avant toute menace nazie"[22] à la publication de Vers l'autre flamme, la Russie nue[23]", il était l'un des initiateurs de la conspiration du silence". A la mort de Staline, en disant "Rapport attribué à Krouchtchev", le Parti communiste français annihila la vérité historique. Editées à ce moment-là, la thèse latine de Jaurès servit à "la définitive interprétation lukacsienne du marxisme" par Lucien Goldmann, et les inédits de Péguy et de Proust à la "dénonciation des mythes bourgeois". Même libéré du culte de Staline, François Furet cherchait des coupables : Hans Castorp[24], le héros de La montagne magique avait en 14 revêtu l'uniforme comme Péguy. Ergo, "Péguy et Thomas Mann avaient été emportés par la passion nationale, héritage de la Révolution française dont ensuite les héritiers ont aimé le legs national plus encore que son enseignement de liberté”. Si on croit qu'en 1905 "Péguy s'était "converti au nationalisme[25]", on le soupçonne de pré-nazisme en 1914. “Il est bien difficile, écrit M. Jean Lacouture, de savoir où son évolution des dernières années conduisait le poète des Tapisseries"[26].

3. Péguy et Proust néo catholiques
Si en 1900 Proust[27] avait publié Jean Santeuil, leurs amis communs auraient reconnu le jeune homme riche qui voudrait égaler le militant socialiste rebelle. Romain Rolland avait alors le même modèle. Cette année-là, Malwida von Meysenbug lui écrit: "Sie sehen, das noch etwas von der alten Revolutionärin in mir ist", Ach, wenn ein grosses Génie mit der Energie eines Napoléon und der wahren Idealität gäbe !"[28], Romain Rolland lui répond: "Je connais un homme de la Révolution, Charles Péguy". Et il lui demande de se joindre aux premiers abonnés, "une élite morale, une avant-garde de la société en marche, des socialistes ennemis des politiciens (aussi bien de ceux de leurs Partis), et vivant en communion très intime avec le peuple, avec les syndicats ouvriers, et les coopératives". En décembre 1901 il ajoute : "Jaurès, qu'il a souvent harcelé de ses critiques pour certaines complaisances politiques, non seulement ne lui en garde pas rancune, mais vient de faire paraître dans ses cahiers une suite d'études". Jaurès commençait sincèrement : "Mon cher Péguy, la pensée de Marx, tout entière et en quelque sens qu'on la prenne, est surannée. La conception de Marx, Engels et Blanqui est éliminée par l'histoire". Puis, pour complaire à Jules Guesde : "Marx mit fin à ce qu'il y avait d'empirique dans le mouvement ouvrier. Par une application souveraine de la méthode hégélienne, Marx unifia l'idée et le fait, la pensée et l'histoire"[29]. Tout en promettant de lutter toujours contre le radicalisme, Jaurès négociait avec les radicaux de La Dépêche du Midi et du Grand Orient un accord électoral qui faisait de lui, pour trois ans, le soutien du combisme. Bernard Lazare, le colonel Picquart, Clemenceau, Zola, Gabriel Monod, Joseph Reinach protestent contre ce que Péguy appelle une "anti-Eglise". Le Mouvement socialiste reprend ce mot, mais en reprochant[30] aux radicaux non pas de trahir les libertés républicaines, mais de déserter la lutte des classes. Proust voit "presque tous [s]es amis, amis des fiches, ennemis des congrégations religieuses", fascinés par le "Messie du monde futur" (Jaurès). Comme l'auteur de notre patrie, il craint en 1905 que leur antimilitarisme ait pour résultat "de rendre possible l'agression sans raison de l' Allemagne". Fournière[31] dit : "Attendons le gendarme et souhaitons qu'il ne vienne pas du dehors". Directeur de la Revue socialiste, il y a loué les cahiers où Gabriel Monod a protesté contre "la délation systématique organisée par la Franc-maçonnerie". Il s'est élevé dans La crise socialiste contre "la dénationalisation du socialisme français devenu marxiste", et contre "le sot orgueil livresque, l' arrogante et fainéante scolastique" de la plupart des intellectuels socialistes. Il demande, dans La course à l'abîme, que l'on "fasse de George Sand une autorité, un éducateur pour la France". Le 15 juillet 19O8 il est traité par le Mouvement socialiste de "cuistre ingénu", et Péguy lui demande d'écrire pour les cahiers son autobiographie. Dans ses inédits de 1906 et de 1908[32] Péguy médite (sans nommer Sorel) sur les balançoires[33] et sur “le silence hermétiquement et savamment organisé" autour des "grands solitaires, suspects de marcher contre les superstitions modernes ’’. Et voici, rapprochés pour la première fois, les trois encouragements que vaut à Péguy la situation[34] d'octobre 1907 : un article[35] où Fournière le félicite pour "la flânerie aux bords de la Loire", et la lettre où Daniel Halévy lui écrit que Proust vient de lui dire : "sur les villages et sur les noms j'ai écrit des choses presque pareilles[36]". Proust venait de lire: "Tant de simples églises paroissiales semées tout au long de la route comme les cailloux blancs du petit Poucet servent à reconnaître notre chemin, quand nous retournons dans la maison de notre père". Et il allait écrire : "en suivant une route française, presque à chaque pas vous apercevez un clocher"[…] "un passant m'a mis dans mon chemin, je reste là, des heures, devant le clocher". Le clocher de Combray se dresse comme "le doigt de Dieu", le voyageur se souvient et dit dans son coeur : "Que je l'aimais! que je la revois bien, notre Eglise !"
Proust jugeait R. Rolland, "inférieur à tous les écrivains d'aujourd'hui". Péguy n'étant ni riche ni fonctionnaire, les cahiers ne pouvaient survivre qu'avec un best-seller. Proust n'a pas compris cela. En recevant treize cahiers de Jean-Christophe entre 1908 et 1912, il a cru que l'éditeur admirait le héros qui "vomit le socialisme bourgeois des parlementaires sociaux-démocrates", parce qu'il méprise "le rêve grossier du bonheur". "Sa grande âme", comme celles des hommes illustres[37], a besoin d'"un débordement de passions". Plume en main, Proust relève les expressions "grossières[38], superficielles, insincères" : "A chaque page, R. Rolland flétrit l'art immoral, l'art matérialiste", alors qu'"il est, lui, bien plus matérialiste". Contre cette littérature engagée, qui proscrit "les sujets frivoles ou sentimentaux", et qui impose à l'écrivain "de grands mouvements ouvriers", ou tout au moins "de nobles intellectuels, ou des héros", Proust a trouvé "la charge de combustible qui pourra [le] décider à faire un article", le contre Sainte-Beuve, d'où va sortir la Recherche. Et en 1913, il s'aperçoit qu'il n'a pas encore lu "les meilleures oeuvres de Péguy". Que de temps perdu ! Treize ans après Jean Santeuil, il regarde encore le colonel Picquart comme "le dreyfusisme incarné", alors que depuis 1910 "le sens mystique, religieux du socialisme"[39] a été révélé : "il y eut deux affaires Dreyfus. Celle qui était sortie du colonel Picquart était très bien. Celle qui était sortie de Bernard Lazare était infinie." Proust va employer le mot "supra-terrestre" pour distinguer le septuor de la sonate qui en était seulement "l'esquisse". Se reprochant un peu de jalousie et quelques paroles acerbes, il souhaite montrer à Péguy que la conclusion de sa Recherche est "presque pareille" à l'hypothèse qui fondait les cahiers. Cette mystérieuse confidence conclut un choix de textes que lui demande la N.R.F., -- mais Péguy est tué avant la publication de ces textes. "Swann était mort comme tant d'autres avant que la vérité faite pour eux ait été révélée", avant que mademoiselle Vinteuil ait déchiffré l'inaudible grimoire de son père et que l'on puisse entendre le Septuor et "l'appel mystérieux [qui] fait pressentir un bonheur supra-terrestre". Proust voudrait, à la fin de 1914, remanier son œuvre, aller plus avant dans la confidence, faire apparaître, sous les traits d'un maître attaché aux "textes sacrés", "[la] partie de lui même qui lui était la plus chère", et rejoindre ainsi l' "admirable école néo-catholique[40]" qui "commençait à sortir" du mouvement dreyfusiste venu de Bernard Lazare. Et il appelle "capitalissime, issime, issime de peut-être le plus de toute l'œuvre" la note où il écrit cela.
Astreint aux tâches du "quinzenier", Péguy avait en mai 1900 donné pour une fois la parole au moi profond, au moi secret, philosophe et poète à la fois, qu'il prénommait Marcel. Quittant Paris, contemplant dans un village de Seine et Oise "les nuances claires et neuves et blanches des fleurs de poirier", Marcel se demandait "si en un sens tout n'est pas miracle ou n'est pas un miracle" [41]. Quatorze ans plus tard, dans un village de Seine-et-Oise, des poiriers en fleurs symbolisent non seulement le renouveau mais le salut. L'autre Marcel aperçoit Marie-Madeleine dans le jardin de Joseph d'Arimathie et, "tout à coup, ses yeux sont remplis de larmes par l'excès de la joie". Dans cette contemplatio ad amorem divinum obtinendum, le poète du porche du mystère de la deuxième vertu aurait reconnu "la joie des pousses charnelles végétales" qui annonce, à Pâques fleuries, "la joie de la grande Renaissance mystique, de la deuxième naissance, de la Surnaissance".
La "vérité faite" par Proust diffère diamétralement du "miracle inventé"[42] par Claudel, et c'est à La jeune fille Violaine que Thomas Mann pensait en 14 quand il évoquait "la véritable France, la doulce France de nos rêves". Ignorant Bernard Lazare, il louait le ralliement de Sorel à Maurras et prédisait son entrée dans une "Eglise catholique" intrinsèquement hostile au XVIIIème siècle[43]. A la veille de la guerre, on commençait en France à nommer ensemble Claudel et Péguy, auquel Madame Emilie Charlier écrivait : "Quelle salade !" Claudel rangeait Michelet parmi les écrivains “infâmes” dont “l’âme est avec les chiens morts”, alors que Michelet, parlant de Pierre Leroux "l'illustre ouvrier", disait : "le meilleur homme que nous ayons". Auguste Martin, président de l'Amitié Péguy, et moi, nous avons innové doublement, en publiant[44] mon plaidoyer pour "Péguy et Proust, disciples de Michelet", et une lettre très amicale de Fournière à Péguy[45]. Et le général de Gaulle, heureux de venir inaugurer le Centre Péguy d' Orléans, a créé la surprise en disant à Alain Peyrefitte[46]: "Aucun écrivain n'a exercé sur moi pareille influence. Je lisais tout ce qu'il publiait à la veille de la guerre, pendant mon adolescence et quand j'étais à Saint-Cyr et jeune officier. Je me sentais très proche de lui. Il sentait les choses exactement comme je les sentais."
Péguy n'avait eu quelques amis catholiques qu'à la fin de sa vie. Ce sont donc surtout des protestants, comme le Pasteur Henri Manen, et des Juifs, comme Wladimir Rabi, qui ont guidé mes recherches. Il avait dit vrai : "l'affaire Dreyfus fut un point d'origine dans l'histoire des religions". A preuve, la fidélité de "la coterie judéo-protestante", et sa sympathie envers les catholiques amis de Péguy. Pour en témoigner, deux photographies. L'une, offerte par Madame France Beck, montre Joseph Reinach, son grand'père, en cordiale conversation avec Bernard Lazare. L'autre, offerte par Madame Jeanne Amphoux, montre, le jour de son mariage, son père, Gabriel Monod, et son témoin, le Capitaine Dreyfus. Les catholiques qui ont accaparé Péguy l'ont surtout regardé comme un écrivain. A la Fédé, la Fédération des étudiants protestants, on a apprécié la qualité mi politique mi religieuse de sa pensée. André Philip, Président du mouvement socialiste pour les Etats-Unis d'Europe, me disait en 1966 : " Pour ma part, Péguy a été l‘influence décisive dans l’ orientation de ma pensée vers le socialisme dans les années 1920. Je suis totalement d’accord avec vous sur le socialisme permanent et authentique de Péguy et sur la valeur de sa lutte contre le guesdisme qui a complètement perverti la SFIO .”[47] A l'idée de se rencontrer à notre colloque de 1970 sur L'esprit républicain, le protestant André Philip se réjouissait tout comme le catholique Edmond Michelet, qui m'écrivait : "Péguy est un puissant ciment de réconciliation". L'un avait été et l'autre était encore ministre du général de Gaulle, c'est donc à une très ancienne cicatrice et non pas à quelque récente contestation qu'ils cherchaient un apaisement. Le Père Jean Daniélou écrivait à Edmond Michelet : "Il ne s'agit pas plus d'inféoder Péguy à de Gaulle qu'il ne fallait l'inféoder à Pétain, Le fleuve Péguy coule plus profond et ne doit pas être canalisé." Gaulliste et très attentif à la proximité entre Proust et Péguy, le P. Daniélou sentait mieux que personne que la France avait besoin de retrouver, après un demi-siècle d'oubliettes, "le mouvement" dreyfusard venu de Bernard Lazare. Mais le général de Gaulle mourut en novembre 1970 peu après notre colloque. La "scolastique" marxiste et la "scolastique" thomiste reprirent l'avantage sur Fournière et Péguy qui les avaient combattues. Avant sa mort en 1973, le Cardinal Daniélou avait été victime d'un "isolement"[48]. En 1975, dans La gloire et la croix, le Père Urs von Balthasar donna toute sa force à l'idée qu'il avait annoncée dès 1964, dans notre numéro spécial d'Esprit, Péguy reconnu. Ce n'est pas un ecclésiastique, c'est un laïc et un laïc non pratiquant, Péguy, qui a introduit " dans la construction théologique un changement de structure,[…] ouverture vers une théologie totale de l'espérance", "solidarité de Jésus avec les pécheurs", "éternité omnitemporelle"[49]. Le Pape créa deux cardinaux, le P. Urs von Balthasar et le P. de Lubac, qui le saluait comme "l''homme le plus cultivé de son temps". Mais la contradiction leur fut apportée par le cardinal Luciani, qui fut peu après élu Pape : "en introduisant Dieu qui parle d'espérance, Péguy a eu quelques traits poétiquement (je ne dis pas théologiquement) heureux".
Un peu plus tard, on a appris que Proust avait le premier exactement mesuré l’innovation apportée par Péguy. Henri Bonnet, Président de la Société des amis de Marcel Proust et de Combray, a publié mon article sur Proust, Bernard Lazare, Péguy et Romain Rolland dans le Bulletin de cette Société, en 1986, en donnant son nom au Comité scientifique des Amis de Pierre Leroux. Jacques Viard


<- Lettres ouvertes