Première lettre ouverte à M. L'Inspecteur Général Rioux

Monsieur l'Inspecteur général,
En 1983, le Président de la République était "scandalisé et angoissé par l'enseignement de l'histoire et la perte de la mémoire collective". A France culture, une Professeur d'histoire à la Sorbonne venait de dire que "Leroux était très catholique et que Jaurès ne le lisait pas". Or, avec les amis de Péguy, Jaurès a signé en 1904 pour le monument de "Leroux Père du socialisme et de la Solidarité". Vous les mettez tous les trois à l'honneur dans votre belle biographie de Jean Jaurès, et ce livre me semble la réponse de l'Education nationale à la question que M. Michel Rocard, Premier Ministre, lui posait voici quinze ans, quand le Parti socialiste décidait de "réhabiliter le courant de pensée socialistevenu de Leroux à Jaurès et occulté parl'idéologie marxiste [5] " :allait-elle se renouveler elle aussi, ou continuerait-elle à dire à la suite de Lucien Herr que "Péguy, converti au nationalisme en 1905, a traité Jaurès plus que méchamment "?
Les pages écrites par Péguy en 1905 et la lettre adressée par Herr à Houtin en 1920 étaient inconnues en 1932, quand Charles Andler a écrit sa Vie de Lucien Herr, et en 1937, quand Tchenof a raconté la révolution de 1905. Juif russe, il s'était réfugié à Paris après le pogrom de Nijni-Novgorod. Avec l'aide des dreyfusards amis des "cahiers", Bernard Lazare, le Grand Rabbin Zadoc-Kahn, Dick May, Joseph Reinach, Clemenceau, etc., Tchernoff avait montré depuis 19O1 que l'opposition de Leroux au blanquisme a orienténonseulementles socialistes français et allemands (George Sand, Louis Blanc, Théophile Thoré, Barbès, Cavaignac, Alexandre Weill, Ledru-Rollin,Maurice Hess, Fauvety, Millière, Briosne, Charles Longuet, Lefrançais, etc.), mais les socialistes russes,de Herzen et Biélinki jusqu'à Pierre Lavrov : exilé en France, maître de "[s]on ami Lucien Herr, par qui Jaurès avait été converti au socialisme", ce vénérable doyenrésumait toute cette tradition en disant : "Il est très juste de réclamer pour sa nation le droit à une existence autonome et indépendante, de parler sa langue, de sauvegarder tout son bien qui doit évoluer et non pas périr". En 1900 Jaurès collaborait aux cahiers de la quinzaine, où Péguy allaitpublier Juifs de Roumanie, par Bernard Lazare, Pour laFinlande, par Poirot, Juifs russes etdeux cahiers sur l'Alsace, par Lucien Aron, Polonais et Prussiens, de la résistance du peuple polonaisaux exactions de la germanisation prussienne, par Edmond Bernus, etc. En 1904 Jaurèsrefuse la fusion de son Parti et du parti blanquiste de Claire et Paul Lafargue, Jules Guesde, Edouard Vaillant, bruyamment soutenus par Rosa Luxemburg, qui demande une"lutte énergique contre l'utopie nuisible des socialistes plus ou moins authentiques qui veulent reconstruire la Pologne" [9] . Mais l'Internationale proclame qu' "iln' y a qu'un prolétariat et il faut que dans tous les pays, en face des partis bourgeois, il n'y ait qu'un Parti socialiste." La Révolution commence en Russie. Pressé par Lucien Herr, Jaurès s'unifie avec ses ennemis, sans écouter son ami Eugène Fournière, directeur de la Revue socialiste où il écrit le 23 août 1905 :"Nulle action humaine ne pourra jamais mêler en un seul les deux courants que le congrès d'unité vient de faire confluer". Trotski voit "Jaurès courber sa nuque puissante sous le joug de la discipline organique". Dans un grand meeting, Jaurès demande aux réfugiés russes, polonais, finlandais, lettons, juifs ou non, de s'organiser dans un parti unique, et il assure, au nom de la Section Française de l'Internationale Ouvrière, que "le prolétariat russe est capable d'aller plus loin que la bourgeoisie française en 1789. Eduqué par des propagandistes allant depuis Bakounine jusqu'au système de Karl Marx, il est plus conscient, plus averti de la mission libératricequ'il doit accomplir par dessus la tête de la bourgeoisiedécadente."
Jaurès n'est pas marxiste. Ce n'est pas la dialectique hégélienne, c'est la Loi des Trois Etats qui fait progresser les nations sur unevoie unique, depuis la station théologique jusqu'à la station acientifiqueen passant par la station métaphysique. Ce n'est pas à un socialiste, mais à un disciple d'Auguste Comte que Lucien Herr, disciple de Renan, a écrit en 1899 : "Nous ferons notretrou par l'enseignement primaireet l'enseignement primaire supérieur". En disant que cette "pensée française est assez forte par Jaurès pour imprégner et transformer la dure orthodoxie allemande", Herr se trompe sur Jaurès, qui croit (sans oser le dire) que grâce au socialisme "le visage du Christ rayonnera de nouveau". Et Herr se trompe sur le diacre Gapone en conspirant avec lui contre le Tsar. Lorsque cet agent double conduit cinquantemille ouvriers dans un guet-apens àSaint-Pétersbourg, Herr l'accueille à Paris. "L'erreur la plus grossière, écrit Péguy, c'est de se représenter le prêtre Gapone comme un chef, comme un propagandiste révolutionnaire, il est le rival et au fond l'ennemi de tous ces révolutionnaires professionnels. Quant à ces intellectuels révolutionnaires russes, ils vivaient des rêves". Eux aussi, Sorel et Lénine devinent les soupçons qui amènent Karl Kautsky à dire : "il faut chasser Jaurès du Parti". Le 5 août 1905, "la tête noyée", Herr déchire tous ses papiers, "vingt ans de travail. Des mètres cubes de débris". Gapone est assassiné par des socialistes révolutionnaires, qui peuvent juger Herr, Léon Blum et Jaurès complice de ce "socialiste du Tsar". Perte de prestige pourla S.F.I.O. . En 1907, lecompte-rendu officiel du Congrès de Stuttgart n'est pas rédigé par un ami (italien, bavarois, autrichien ou français) de "notre Déclaration française et universelle des Droits de l'Homme", mais par Rosa Luxemburg et Lénine, qui cherche à acheter des armes pour punir les paysans,"qui n'ont détruit que un quinzième des domaines, un quinzième seulement de ce qu'ils auraient dû détruire pour débarrasser définitivement la terre russe de cette putréfaction qu'est la grande propriété".
En 1937, pas de doute : le Parti unique conduit au "paradis terrestre gardé par des gendarmes". Tchernof se demande comment Jaurès, "converti par Herr" à la doctrine républicaine de Leroux et de Lavrov, a poussé à l'unificationles prolétaires des pays opprimés par le tsarisme. Personne ne sait que Jaurès se soumettaità Herr, lequel "aimaitbrouiller ses traces" etne confiait à personne "sa vraie doctrine secrète sur le grand remaniement des alliances européennes". Il n'apparaissait pas en public, ses accointances maçonniques sont à peine décelables, et dix ans après sa mort, selon Andler, "ami de quarante ans" et biographe, "les principaux événements de sa vie étaient inconnus et inconnaissables", et il continuait à "exercer uneinfluence énorme et occulte dans le Parti tout entier. " Pontife à la rue d'Ulm, il canonisait Jaurès et damnait Péguy. En 1913, Jaurès avait violemment soutenu la Sorbonne pacifiste de Durkheim et de Herr contreAndler et Mathieu Dreyfus, Joseph Reinach, Gabriel Monod, Fournière, les amis de Lerouxqui avec Péguy l'avaient entraîné dans le dreyfusisme. Jaurès était un homme d'honneur et un homme public.C'est "à ciel ouvert", comme dit Péguy, qu'il aurait réparé ses fautes. Dès 1964 Annie Kriegel confirmait mes premières hypothèses [12] en disant au Colloque Jaurès et la Nation : "A la fin de sa vie il se décidait à une véritablerévision du capital d'idées sur lequel il avait vécu". Et en 1992, dans Ce que je crois comprendreelle a refait le procès de ce queDaniel Halévy appelait "l'insolentemainmise par un groupe doctrinaire sur l'enseignement de l'Etat", etelle conclut endéclarant "pertinentes les attaques lancées par Péguy contrele Parti intellectuel". En août 14, si Jaurès avait serré la main de Reinach, de Monod, de Fournière, d’Alfred et de Mathieu Dreyfus, la presse nationale et la presse internationale auraient dit qu'il demandait pardon au lieutenant Péguy.Approuver tout haut la politique patriotique du gouvernement, ç'aurait étéexclurede la S.F.I.O."ceuxdes socialistes français à qui l'obsession mystique d'une sorte de foi religieuse ôtait le sens de la réalité urgente et de l'immense péril national".Ces mots-là, c'est Herr qui les aécrits à Maxime Gorki en février et mars 1917. En porte parole de Jaurès. Chargé par le ministère d'appeler l'armée russe au secours, il transmet aux deux Etats alliés l'accord de Jaurès: "depuis que la nation française a compris la redoutable puissance de la menace ennemie, [...] la guerre est devenue la chose de la nation toute entière. Le socialisme français a donné son concours entier à une guerre qu'il savait juste". S'il avait dit cela de 1920 à 1932, Léon Blum n'aurait pas répondu au colonel de Gaule, en 1936 : "nous doter d'armes offensives serait en contradiction avec le pacifisme que nous proclamons" [14] .
Sur le navire qui les emmenait à Washington pour demander le soutien de l'armée américaine, Lévy-Bruhl, Bergson et Jean Giraudoux ont certainement parlé de Péguy et de Jaurès, en pensant comme Péguy au mal causé à la France par la perte de la mémoire collective.
Jacques Viard, président fondateur de l'association des amis de Pierre Leroux, Professeur émérite à l'Université de Provence.


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